EMMANUEL VIGIER & MARIO FANFANI
Mario Fanfani vient du théâtre. Comédien dans les années 90, il travaille avec Catherine Marnas et André Engel. En 1996, il passe à la réalisation et tourne entre autres Pierre et Jeanne, chronique familiale d’un jeune homme séropositif, Un dimanche matin à Marseille, série de trois courts métrages sur le vécu du sida, Une saison Sibelius, premier long métrage pour ARTE et fiction construite sur l’émotion musicale d’un jeune détenu. Il remporte le Leone Queer à la Mostra de Venise pour Les nuits d’été, où il fait l’archéologie des questions de genres sous la forme d’une chronique autour de la vie d’un groupe d’hommes travestis dans la France gaulliste des années cinquante. En 2021, il crée le Groupe Dispersion, collectif de cinéastes, comédien·ne·s et enseignant·e·s qui travaille sur les liens entre art et écologie.
Emmanuel Vigier invente des objets documentaires qui questionnent la frontière et la mémoire. Depuis quelques années, il chemine aux côtés de personnes dites marginalisées et s’attache dans ses œuvres à déplacer le regard que l’on porte communément sur elles. Son travail se situe à la croisée des chemins du théâtre, des arts plastiques, du son et du cinéma. 09h20 : Divorce, son premier documentaire sonore, remporte le prix de la création documentaire au Festival Longueurs d’Ondes en 2022.
1) F comme ?
Mario et Emmanuel : F comme forêt !
Emmanuel : Pour Val Plumwood, la philosophe australienne qui est au centre de notre travail depuis plusieurs années, la forêt a été l’un de ses premiers combats. Elle a écrit en 1973 Le combat pour les forêts avec son mari, parce qu’ils jugeaient à juste titre que celles-ci étaient menacées. Pour Mario et moi, la forêt est un lieu d’ancrage. Il y a une forêt dans le Var à laquelle nous sommes très attachés, où l’on retourne souvent pour faire des images.
Mario : Richard Routley, l’ancien mari de Val Plumwood, s’était fait appeler Richard Sylvain, ce qui signifie “de la forêt”. Dans les années 70, la question de la défense de l’environnement n’était pas aussi prégnante qu’aujourd’hui. Le combat pour les forêts a été très controversé et discuté. Ils se sont fait beaucoup d’ennemis car ils ont dénoncé l’usage des coupes dans les forêts et la maltraitance contre celles-ci, des pratiques qui étaient déjà institutionnalisées en Australie à l’époque. La forêt pour Emmanuel et moi est un lieu très important, lieu de magie, d’inspiration, où la biodiversité est parfois encore protégée, où l’on peut entendre des oiseaux, où l’on peut sentir la présence d’animaux sauvages.
Emmanuel : C’est un lieu où le rapport à notre propre animalité revient si on y est attentif. La forêt permet une reconnexion physique et sensorielle intense avec notre essence animale. C’est de cette façon-là que nous avons conçu le personnage de Nimrod, qui joue un rôle central dans un triptyque de films que nous sommes en train de tourner. Avec Mario, nous travaillons à retrouver et à exprimer cette part d’animalité en nous, celle qui nous relie à la nature et nous rappelle que nous sommes des animaux humains. La rencontre avec la pensée de Plumwood nous a menés sur ce chemin là, politique et poétique.
2) Genèse du projet
Emmanuel : La genèse du projet remonte à la découverte du texte de Plumwood, publié en 2020 par Wildproject, dans un recueil intitulé “Dans l’oeil du crocodile”. C’est Mario qui l’a lu en premier et me l’a transmis. À ce moment-là, nous étions déjà engagés dans notre recherche vidéographique sur la question de l’animalité et du corps, d’abord en milieu urbain puis en forêt. La découverte de ce texte et de la pensée de Plumwood, plus largement, a suscité en nous un trouble qui a rendu nécessaire de donner corps à cette émotion. Cette incarnation devait passer par le théâtre, par le corps, celui de Mar Sodupe, une comédienne avec laquelle Mario a déjà travaillé au cinéma. Petit à petit, nous avons tissé des fils ensemble, et c’est ainsi que la création a vu le jour.
Mario: Nous avons découvert ce texte pendant le confinement. Des questions auxquelles j’avais encore peu réfléchi, ont commencé à émerger, notamment sur ma place et mon appartenance à la communauté des êtres vivants de la planète. Ce texte a mis en lumière et formalisé ces questionnements. Ça été un déclencheur important pour le projet. Mon désir d’explorer plus en profondeur ma relation intime avec le monde naturel était sûrement déjà présent en moi.
3) Pourquoi le 3 bis f pour ce projet
Emmanuel : J’ai une histoire forte avec le 3 bis f. C’est un lieu déterminant dans mon parcours de création. Dans le bouleversement que nous avons traversé avec Mario, nous avons ressenti le désir de partager notre expérience dans un lieu où la transformation est rendue possible et même favorisée. Val Plumwood, dans ses récits, brise des murs et se déplace, en véritable philosophe de terrain. Nous avons tous les deux senti que le 3bisf pouvait nous accompagner dans notre recherche. Et puis ce lieu continue de me parler, de m’inspirer et de me bouleverser. Au fil du temps, j’y ai fait des rencontres avec des artistes devenues complices et parfois ami.e.s.
Mario : Je n’ai pas l’historique d’Emmanuel au 3 bis f, c’est la première fois que je vais y travailler. Mais j’y suis allé plusieurs fois, notamment lors des rencontres Art Soin Citoyenneté. La question de la diversité neuropsychique nous renvoie inévitablement à nos interrogations sur le corps. Dans le texte de Plumwood, le rapport au corps est central. Aller à la rencontre, l’accueil de patient.tes au 3 bis f vient influencer le travail, le renforcer. La pensée de Plumwood interroge la nature de notre vulnérabilité, nos liens, nos différences, et forcément la norme.
4) Votre méthode de travail
Mario : Nous travaillons en complémentarité, chacun avec son histoire et sa sensibilité. C’est une chance, une richesse. Il y a quelque chose de très beau dans cette idée de collaboration entre nous deux, mais aussi avec tous les autres artistes avec qui nous travaillons – que ce soit à la lumière, au son, au jeu. Pour moi, toutes les personnes qui travaillent sur un projet de création sont des artistes. C’est une communauté que nous essayons de rassembler avec nos différences. Il faut en finir avec l’idée de verticalité dans la création.
Emmanuel : Mario et moi avons des parcours assez différents. Lui vient du cinéma de fiction, avec plusieurs courts métrages et deux longs à son actif. Moi, j’ai un parcours de journaliste puis de documentariste, la mémoire et sa mise en forme étant au coeur de mes créations qu’elles soient en images ou en son. On a commencé à travailler ensemble sur une installation pour le MUCEM sur les mémoires des luttes contre le SIDA. Et on s’est rendu compte que nos sensibilités pouvaient s’accorder. Being Prey, c’est donc une rencontre entre nos deux univers avec une figure qui fait le lien, cette femme philosophe qui nous touche tous les deux. Val Plumwood nous fait bouger. Elle nous fait muter. Nous essayons de travailler sur ce mouvement...
Mario: … en brisant la hiérarchie et en travaillant de la manière la plus horizontale possible. Val Plumwood, en tant que philosophe, puise dans la culture aborigène et déconstruit notre philosophie occidentale. Nous essayons de nous ouvrir le plus possible à cette déconstruction. Cela est très complexe, car déconstruire signifie aussi reconstruire, sans faire table rase de ce qui a été déconstruit. Il faut trouver une sorte de résonance, une reconstruction en écho à la déconstruction.
5) Cohabitation avec la folie
Mario : La folie du couple ou la folie de chacun ?
Emmanuel: J’ai l’impression de mieux y arriver, de la cerner un peu plus, de vivre mieux avec elle, d’en faire quelque chose de fondateur, créateur. Je n’y parviens pas toujours, mais je m’efforce de faire avec. Et puis la folie n’est pas un mot qui me fait peur,. Au contraire, j’aime bien le mot folie, j’aime bien le mot fou. La folie, qu’elle soit la mienne ou celle des autres, ne m’effraie pas du tout.
Mario : Alors, déjà, derrière le mot folie… c’est un terme très ouvert… il peut y avoir des réalités très différentes. En tous les cas, ce qui résonne en moi avec folie, c’est l’idée de s’ouvrir, de lui ouvrir la porte pour être le plus sensible possible. La relation entre la création et la folie est une vieille histoire littéraire, cinématographique, mythologique, etc. Je voudrais essayer de rendre ma folie la plus aimable possible pour moi et pour les autres, en évitant la destruction, en en faisant un appui, un outil, une source d’inspiration créative. Travailler pour que la folie crée du lien, plutôt qu’elle n’isole. C’est comme ça que j’ai envie de cohabiter avec ma folie. Mais ça ne marche pas tout le temps. c’est un travail constant, ce n’est jamais résolu. En réfléchissant à la question, c’est plutôt ça que j’ai envie de dire. Il y a des folies douces et des folies violentes. Je ne crois pas que la mienne soit très violente. J’ai plutôt envie qu’elle me rapproche des autres, en les invitant à la partager.
6) Vers où regardez-vous ?
Mario et Emmanuel: On a la chance d’habiter à Marseille et à Marseille, il y a une ligne d’horizon. C’est un de nos grands moteurs, peut-être inconscient, peut-être conscient. La raison pour laquelle Mario est venu à Marseille, c’était pour l’horizon amoureux, mais aussi pour l’horizon géographique. Cela signifie un regard vers le futur, devant, vers un voyage, un ailleurs, une transformation. Le propre de l’horizon, c’est que l’on se demande toujours ce qu’il y a derrière. Au-delà de cette ligne, est-ce qu’on bascule ? Est-ce qu’on peut atteindre un point ? C’est une source perpétuelle de questionnement et en même temps d’apaisement, car cette ligne est toujours là et on peut la contempler.