BALKIS MOUTASHAR
Balkis Moutashar vit et travaille à Marseille.
Après des études de philosophie et une formation en danse contemporaine au CCN de Montpellier (sous la direction de Mathilde Monnier - formation EXERCE), Balkis Moutashar a eu un parcours de danseuse éclectique, croisant les univers de la danse contemporaine, du music-hall, du théâtre, de la performance et de la musique électronique. Elle crée sa compagnie en 2009, après différents travaux personnels explorant des territoires entre la danse et les arts plastiques. Elle a crée depuis 6 yeux, un visage et deux pieds (pour le moment) et Lautrétranger (2009), A quelle distance sommes nous des autres ? et Les portes pareilles (2013), Intersection et Shirley (2016), De tête en cape (2019), Attitudes habillées – les Soli et Attitudes habillées – le Quatuor (2020).
La question de l’écriture du mouvement est centrale dans son travail : quel(s) mouvement(s) porte-t-on sur la scène aujourd’hui, quelles sont ses origines et ses occurrences ? A quoi est-il relié, et à quoi nous relie-t-il ? Que raconte-t-il du corps contemporain ?
Entretien avec Balkis Moutashar
Distance ?
Distance m’évoque tout de suite le déplacement. Chemins à parcourir pour traverser cette distance. J’aime beaucoup marcher et j’ai vraiment besoin de me déplacer en permanence. Je le savais, j’ai toujours su cette chose là mais j’ai énormément souffert pendant le premier confinement, cette interdiction de parcourir une certaine distance. Pour moi c’était presque la prison, l’enfermement. Si je ne pouvais plus me déplacer et parcourir une certaine distance, c’est comme si je ne pouvais plus vivre. « Distance » c’est, pour moi, surtout une distance physique et géographique dans l’espace. Cela à donc à voir avec le mouvement.
Oui ! J’allais t’emmener un petit peu sur ce terrain là. En effet, en t’entendant, je te vois tout de suite sur le plateau et cette question de la danse et du déplacement dans ta pratique, enfin de distance peut-être, avec la danse, telle qu’on peut l’entendre et toi telle que tu l’abordes.
La question de l’espace est, en effet, centrale dans mon travail sur le mouvement. C’est un déplacement dans l’espace avant tout. Il y a des personnes pour qui la notion de temps et de rythme, est plus importante que celle d’espace. Moi c’est clairement celle de l’espace qui est centrale, une façon de traverser l’espace, une occupation de l’espace.
Quel événement artistique, culturel, économique, environnemental, politique associes-tu à ton année de naissance ?
C’est un événement climatique. Moi je suis née en 1976 et en 76 ça a été le plus chaud du XXème siècle. Je ne sais pas pourquoi mais c’est vraiment celui qui me parle le plus… Enfin je ne sais pas si c’est considéré comme un événement ?
Si si, c’est intéressant puis ça a été cité par une autre artiste qui est née la même année que toi (rires)
Mais ça m’évoque pleins de choses. Des choses très personnelles mais que… Moi je suis très résistante à la chaleur, pas du tout au froid, du coup je n’ai presque jamais chaud. Je me dis bon, tant mieux pour le futur. Mais oui c’est peut être le début du réchauffement climatique induit par l’homme. Ces derniers étés, au moment où il fait chaud je suis toujours très surprise par la réaction des gens qui, à force de s’enfermer dans des endroits climatisés, sont de moins en moins résistants à la chaleur, alors que même si on faisait tout ce qu’il faut, a priori il va quand même faire de plus en plus chaud. Mais cela n’empêche personne de construire des murs de plus en plus fins et de mettre la climatisation à fond. Dans les pays très chauds, il y a des façons de vivre. Quelque chose de l’ordre de l’adaptation à son milieu, même si c’est un milieu détérioré, mais en attendant il faut bien vivre avec. Donc oui le fait de changer ses horaires de travail, de construire les bâtiments autrement… Il y a pleins de choses qui sont de l’ordre d’être avec on va dire, et j’ai l’impression qu’au plus il fait chaud, plus au contraire, les gens font l’inverse. Ils s’agitent quand il ne faut pas s’agiter, mettent de la clim, enfin voilà ça me paraît fou.
Ils ne veulent rien modifier.
Non voire même rien modifier, faire comme si nous étions surpuissants. On râle, enfin moi pas trop mais les gens râlent et se désespèrent parce que le monde va mal mais il faut faire avec. Je n’ai pas l’impression que ça en prend le chemin. Il suffit de regarder l’urbanisme et par exemple, la transformation de la Plaine à Marseille, où l’on coupait les les arbres il y a peu de temps (rire) . Cet été j’étais en Corse, il faisait 37°, mais en fait dès qu’on se déplaçait près de la rivière sous les arbres ça allait très bien.
Quelle est la genèse du projet que tu vas venir travailler au 3 bis f ?
Souvent les projets m’attrapent comme ça, un jour. Pour ce projet là j’ai lu un livre qui s’appelle « La vie des plantes », qui ne parle pas tellement d’animaux parce qu’il parle de plantes . C’était la première fois que je lisais un philosophe qui parlait de toutes ces grandes notions d’interdépendances qui sont beaucoup traitées par la philosophie aujourd’hui, et ce livre m’a bouleversé. Il parle des notions d’espèces, il aborde aussi l’animal, puisqu’il parle du fait que l’on a déplacé récemment les catégories de vivants. Jusqu’à récemment les animaux n’en faisaient pas complétement parti. Il n’y avait pas la notion de souffrance chez l’animal et on a déplacé cette catégorie en intégrant les animaux. D’ailleurs on pourrait remonter beaucoup plus loin et se dire qu’à une époque, pour certains hommes blancs, peut être que les femmes et les noirs n’en faisaient pas parti non plus. Ça a petit à petit évolué et déplacé nos représentations, on a commencé à intégrer les animaux ( suite aussi à tous les mouvements de véganismes et d’antispécismes). Il dit qu’en fait c’est juste un curseur et que finalement, on le met entre les animaux et les plantes, mais il pourrait être plus loin. Cette notion de continuité du vivant m’a complètement bouleversé. Un soir, pendant que j’étais en train de lire ce livre, je me suis dit qu’il fallait absolument que je fasse une pièce autour de cette question. Au départ je n’étais pas certaine de la place qu’aurait le rapport avec les plantes et puis peu à peu je me suis déplacée vers les animaux, peut- être par rapport à cette notion de mouvement, d’espace et de déplacement dont je parlais.
Je ne sais pas si tu veux repréciser aussi peut-être ce que tu entends par « animaux » par rapport à la genèse de ce projet ?
Au début ce n’était pas très clair. Les animaux, je n’y connais rien. Je suis urbaine, je viens d’une petite ville, j’aime les chats, les chiens… Et du coup je crois que je fais ce projet comme une urbaine qui se dit qu’il y a un problème dans la façon de vivre avec les autres êtres. Je suis loin d’être une spécialiste des animaux, au contraire. Je reviens au mot « distance » dans ce que j’ai vécu jusqu’ici, j’étais vraiment dans une grande distance par rapport aux animaux.
Je n’ai jamais eu l’occasion de te dire que tu ( Diane Pigeau) es à l’origine du titre ! He oui parce qu’en fait au départ je ne savais pas exactement… dans ma tête ça allait s’appeler « climat ». Je me doutais bien que ça n’allait pas mais c’était le mot que j’avais. Je savais qu’il fallait que je change quelque chose. On en avait parlé et tu m’avais dit que peut être une lettre suffirait. À présent, ça s’appelle climal avec le « al » des animaux.
Oui, il est impactant, il est fort et dit déjà beaucoup, de part cette contraction et cette rencontre de deux mots.
Après notre discussion, je me suis rendue compte que les animaux sauvages, ce n’était pas possible. Je n’avais aucune envie de les déranger. On les emmerde suffisamment. On est suffisamment invasif et intrusif dans leur espace, qui est aussi le notre, mais ça ne me paraissait pas juste.
Et puis j’ai lu le Manifeste des espèces compagnes de Donna Haraway. Dans ce qu’elle en dit, il apparaît que ce sont des espèces qui ont une histoire avec l’homme, une longue histoire avec l’homme, une histoire d’échanges. L’homme a fait le chien et le chien a fait l’homme. C’est une histoire qui est remplie de questions d’oppressions et de pouvoirs, mais qui est aussi pleine d’attentions, d’amour, de tendresses et d’échanges de compétences, de connaissances. « Qu’entendons-nous par animal domestique ? ». À un moment je suis tombée sur un auteur qui disait qu’il n’y avait pas tant d’animaux domestiques : Le chat, par exemple, n’en est pas un pour lui parce que c’est un peu un animal sauvage avec qui on a cohabité. Depuis très récemment c’est devenu un animal domestique, mais il n’y a pas eu toute cette histoire d’échanges, ni cette question de production comme par exemple avec les vaches, le moutons ou encore les poules. Voilà, des questions d’histoire pratique.
Il s’agissait de travailler à partir de cette histoire. Comme l’exprime Donna Haraway : elle a un chien, vit avec, travaille, aime son chien, et dit très bien que l’histoire de l’homme et du chien, est présente dans leur relation. Cela m’intéresse donc d’aborder la question avec ces animaux là et qui sont pratiquement déjà en relation avec l’homme. Des chevaux sauvages, sur la planète, il n’y en n’a plus beaucoup… En Mongolie mais je crois que c’est tout. Par contre il y a des chevaux, notamment des chevaux avec qui j’ai travaillé en Camargue, qui ne sont pas sauvages. Ils sont soignés et ils appartiennent à quelqu’un, mais qui vivent en liberté, qui sont dans une relation, on peut imaginer, apaisée.
Pourquoi le 3 bis f pour ce projet ?
Très naturellement parce que c’est un projet qui déplace les catégories. Cette chose que j’aime bien au 3 Bis f c’est qu’on ne sait pas toujours qui est qui. C’est à la fois très agréable et très touchant, mais pour ce projet ça me semble particulièrement adéquat.
Il y a plusieurs endroits, déjà des projets de territoires parce que j’avais envie pour ce projet de ne pas rencontrer n’importe quel animal n’importe où. Dans cette question d’une histoire, typiquement, le cheval en Camargue c’est une évidence. Puis il y a cette question de comment et à qui on s’adresse. Dans ce projet j’ai envie de rencontrer des animaux mais j’ai aussi envie de rencontrer des éleveurs. Tisser des liens avec les animaux d’un territoire mais aussi les gens. Et il y a quelque chose comme ça dans Tridanse, autant les éleveurs que les chevaux sont des habitants de la Camargue, et il y a cette notion de rencontrer différentes personnes, de mêler différentes types de personnes, différents publics sur un territoire. Et il y a des déclinaisons spécifiques à chaque lieu qui donne un sens spécifique à cette étape du projet.
Comment travailles-tu ?
En général avant de commencer à travailler avec les danseurs, il y a déjà un long travail de réflexion et d’écriture, où je lis beaucoup, beaucoup de théories ou d’essais philosophiques. Ensuite j’essaie d’établir des protocoles concrets, physiques et pratiques. La proposition du 3 Bis f est assez formidable parce que c’est le vrai début de cette recherche. Pour moi c’est l’élaboration du protocole.
J’aime travailler avec des protocoles assez précis quitte à les exploser ensuite, mais je ne suis pas quelqu’un qui arrive en répétition avec des doutes ouverts, « on essaie et on voit ! ».
Ce n’est pas du tout comme ça que je fonctionne, au contraire c’est souvent extrêmement précis avec un planning des choses à faire. L’une des choses qui m’intéressent aussi dans ce travail, c’est ce rapport « entre »… quelque chose que je rêve comme étant l’irruption du vivant dans une organisation humaine.