Un centre d’art et une fabrique des arts vivants dans un espace d’hospitalités

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Le Journal

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L'art de la joie

#Paroles 3 bis f
Jasmine Lebert, 18 septembre 2022  
Marie Loizeau

En février 2022, la compagnie de la metteuse en scène Marion Duval débarque au 3 bis f pour une résidence de deux semaines. Iels sont huit, issus du théâtre, du cirque ou des arts de la rue. Joyeuse bande éclectique, on ne connaît pas précisément leurs parcours individuels mais on pressent qu’ils sont atypiques, peut-être accidentés, éventuellement fracturés. Sont-ils volontairement déglingués, ou bien jouent-ils la marginalité, le doute plane quelques instants parmi nous mais sera très rapidement évacué comme un non-questionnement, un détail sans importance.

Comme tous les artistes qui viennent travailler au 3 bis f, centre d’arts au coeur du Centre Hospitalier psychiatrique Montperrin, iels viennent y travailler en connaissant les modalités particulières, inhérentes au projet : intégrer d’une manière ou d’une autre à la fabrication artistique des rencontres avec les personnes fréquentant le lieu, venant participer notamment aux « sessions ». Plus que des temps d’ateliers, les sessions sont des moments qui réunissent, autour du travail artistique, des personnes en parcours de soin, hospitalisées ou non, des artistes et membres de l’équipe du 3 bis f, des soignants et des personnes que l’on dit venir de la cité, « extérieures » à l’hôpital, habitant.e.s, visiteurs.ses : en somme, des citoyen.e.s. Toutes ces personnes composent autour de l’artiste, le temps de la session, un groupe hétéroclite qui devient rapidement un public, au sens habermassien : prenant activement sa part en participant d’une manière ou d’une autre à la création en cours, ne serait-ce qu’en posant un regard sur sa forme, ses enjeux, ses processus, sa démarche. À chaque session, il s’agit de composer un groupe, une petite communauté éphémère, réunie autour d’une expérience esthétique et sensible.

Pour ce projet, Marion Duval et une partie de l’équipe sont venus en repérage plusieurs mois auparavant, afin d’éprouver le contexte si particulier de l’immersion au sein de de l’hôpital psychiatrique Montperrin et d’échanger avec notre équipe sur la manière dont la compagnie envisageait d’investir ces moments de partage et de rencontres. Cette phase préliminaire était d’autant plus importante que l’intégralité du travail artistique pour la résidence au 3 bis f serait ouvert à tous et à toutes et prendrait la forme d’ateliers-rencontres. Durant ces trois jours préparatoires au mois de juin 2021, nos discussions seront vives et particulièrement riches. Notre équipe présente le Centre Hospitalier et la grande diversité des personnes qui habitent notre lieu, non pas au sens d’y vivre à plein temps mais celui d’y avoir une place active, de s’y sentir chez soi ; tandis que Marion et les artistes de la compagnie expliquent leur démarche et ce qu’iels souhaitent proposer pour cette résidence composée exclusivement de temps de sessions. 

Le travail théâtral de Marion Duval, que j’avais découvert avec sa précédente pièce, Cécile, repose sur une porosité, un trouble saisissant entre le réel et la fiction. Si de nombreux artistes contemporains explorent dans leur travail cette frontière ténue, Marion s’y attèle avec un mode opératoire particulièrement radical : durant la représentation, la théâtralité — pourtant savamment construite – disparaît quasiment totalement. Ce n’est plus seulement le quatrième mur brechtien qui tombe, entre le plateau et le public dans l’espace d’un théâtre, c’est celui de la société dans son ensemble, entre ce qu’elle accepte et ce qu’elle met au rebus. Le quatrième mur de ce que la société ne veut pas voir, celui d’une cécité collective à laquelle nous sommes enjoints. Dans ses spectacles, Marion Duval fabrique un théâtre de la marginalité, empreint de récits de celles et ceux que l’on appelle souvent les invisibles. Pour autant, à l’inverse d’une narration qui accentuerait les différences, elle fait apparaître leur universalité en les rendant tellement proches de nous que c’est de la joie à l’état pur qui surgit, réunissant acteurs.rices et spectateur.rices. La joie de de l’appartenance à un destin commun, fracturé, nous embarque dans une proximité inattendue, comme si l’on retrouvait des vieux copains perdus de vue, surpris de retrouver à quel point nous sommes proches.

Faire public, artistes et spectateurs.rices, dans les spectacles de Marion Duval équivaut ainsi à être tous dans le même bateau, dans la même galère de la précarité, de la solitude jamais loin, de la folie possible, de la finitude certaine. Et cela avec une résilience motrice, conjuguant force et élan créateur, humour et auto-dérision, comme autant d’ingrédients d’une allégresse sans équivalent, au rire qui réunit ceux qui n’ont plus rien à perdre, celui que l’on partage avec ses frères et soeurs de galère, de discrimination, de luttes et de solidarités.

Durant quinze jours, dans le jardin du 3 bis f, sur scène et en maison d’arrêt, la compagnie de Marion Duval a proposé une scène ouverte quotidienne. La règle du jeu était simple : un open mic (micro ouvert), cinq minutes chacun pour exprimer librement ce qui vient à l’esprit, un texte, une chanson, une blague, un silence. À la fin de chaque session, les discussions se prolongent en partageant des crêpes. Pendant deux semaines, c’est carnaval tous les jours au3 bis f. Tout est à l’envers, pas un seul jour dans l’année pour faire sortir les déséquilibres ou transgresser l’ordre établi, mais au quotidien. Ce que l’équipe artistique réunie autour de Marion Duval a créé pendant cette période au 3 bis f, c’est une troupe élargie, ouverte à tous.tes, incluant de nombreuses personnes suivies en psychiatrie. J’emploie volontairement le mot « troupe » qui évoque les liens forts de celles et ceux qui traversent quelque chose, qui font un bout de chemin ensemble, liant le théâtre et la vie. Un cabaret d’humanité.

En participant ou en observant, c’est au concept d’élan vital que j’ai pensé, à l’immense réservoir de vie dont parle Henri Bergson (1). J’ai été frappée par ce que permet la bienveillance au sein d’un groupe, créant immédiatement les conditions de la confiance nécessaire pour pouvoir se raconter, la légèreté retrouvée grâce au simple fait d’avoir tous les jours un rendezvous aux allures de fête, incluant des personnes dont le parcours de vie a été particulièrement difficile, la force que produit l’énergie du groupe. J’ai compris à quel point il était tout simplement salutaire de constituer des micro-communautés, espaces d’alliances et de solidarité, la joie qu’elles produisent, le sens de la fête qu’elles activent, procurant le sentiment d’appartenance communautaire dont tout un chacun a besoin, en étant respecté dans son individualité.

Le titre du spectacle sera Le spectacle de merde. Nous avions choisi, ensemble avec Marion Duval, de ne pas l’évoquer lors de la résidence au 3 bis f au sein du Centre Hospitalier Montperrin. Sa provocation assumée n’avait alors aucun sens à ce stade de la création et dans notre contexte, elle en aura en revanche un particulièrement fort lorsque le spectacle sera présenté en espace public à proximité de théâtres et d’institutions, posant la question de la mise au rebus par la société de certains groupes sociaux parmi les plus marginaux.

Pour nous au 3 bis f, il reste le sentiment d’une invincible force de création, d’une capacité à sortir de soi lorsqu’elle est portée par le collectif, de ce que peut l’art, conjugué ici au groupe et à la fête, à la célébration de la vie. C’est un peu l’essence du projet du 3 bis f depuis quarante ans qui a été en quelque sorte expérimenté ici dans un format amplifié, intensifié avec l’équipe artistique de Marion Duval à travers un humanisme vital, pour reprendre le titre de l’ouvrage du philosophe Frédéric Worms (2), rythmant le quotidien de notre lieu d’arts et d’hospitalité, avec l’art de la joie.


Jasmine Lebert

18 septembre 2022


(1) L'évolution créatrice, 1907
(2) Pour un humanisme vital, Frédéric Worms (Odile Jacob, 2019)

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