Un centre d’art et une fabrique des arts vivants dans un espace d’hospitalités

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Le Journal

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Le soin par l’art, l’art par le soin

#Paroles 3 bis f
Jasmine Lebert, Janvier 2021  
© Aliette Cosset

En octobre 2020, nous étions invitées, Diane Pigeau, directrice artistique de la programmation arts visuels du 3 bis f et moi-même, à intervenir dans un séminaire organisé par l’ENS autour de la question « La folie est-elle une maladie ? ». La question est complexe. Plutôt que d’y répondre, nous optâmes pour raconter le quotidien au 3 bis f, lieu d’arts contemporains installé au cœur de l’hôpital psychiatrique Montperrin à Aix-en-Provence, dont le projet explore cette interrogation depuis la création du lieu d’arts en 1983. Ce quotidien si particulier est fondé sur des relations de résonnances et de réciprocités constantes entre l’art et le soin. Nous sommes en janvier 2021, la crise sanitaire du Covid-19 dure depuis de longs mois maintenant et, tandis que les artistes créent d’un côté et que les soignants soignent de l’autre, cette interdépendance reste à ce jour, pour une période indéterminée, en suspens.

Le 3 bis f est un lieu de création hors norme, une fabrique artistique reposant sur l’altérité, déjouant les codes des relations sociales conventionnelles qui imprègnent toutes les couches de la vie des sociétés dans lesquelles nous vivons, du moins dans l’Occident contemporain. Un lieu qui s’est construit en référence à la « singularité absolue de la parole du fou » dont parle Louis Althusser, dans laquelle la pensée, même folle, fonde le sujet. C’est dans le contexte qui a suivi les années 60-70, celle de la construction de l’arsenal philosophique d’un nouveau projet de société, reposant notamment sur la critique des institutions fondées sur le filtrage, l’exclusion, l’assujettissement, que le 3 bis f a vu le jour et grandi. Le 3 bis f, après avoir été l’ancien pavillon de force pour femmes depuis la fin du XIXème siècle, celui de l’enfermement de celles que l’on appelait des « agitées », est devenu un symbole de cette fin du dedans et du dehors dont parle Michel Foucault dans Les Mots et les choses en 1966. 

À l’origine de la psychothérapie institutionnelle, l’expérience de Saint-Alban en Lozère à partir de 1940 où la présence d’artistes et d’intellectuels, comme Paul Éluard ou Tristan Tzara, de réfugiés juifs, de citoyens en exil se mêlent à celle des fous et invente une manière de faire société ensemble. Saint-Alban devient un lieu-refuge pour toutes les formes d’exil — psychique, politique : une communauté hétérogène accueillante pour tous qui sauva la vie à des milliers de personnes, alors que plus de quarante mille fous sont morts abandonnés dans les asiles pendant la seconde guerre mondiale. À mon sens, l’enseignement de la psychothérapie institutionnelle n’est pas tant médical que sociétal : il propose des liens déhiérarchisés, des gestes quotidiens partagés, dans lesquels tous sont égaux, échappant aux mécanismes de domination régissant la plupart des codes sociaux. 

Si son apport originel avait pour but de soigner l’institution psychiatrique, on comprend aisément que ses expériences fondatrices insufflaient avant tout, à l’endroit de la psychiatrie, un autre modèle de société, plus égalitaire et faisant une place à tous. Le 3 bis f, lieu de vie ouvert au cœur de l’hôpital, s’inscrit dans la filiation de ce mouvement en le pensant comme une matrice possible d’un projet de société reposant sur la richesse, la qualité et la force des liens interpersonnels, en associant la présence d’artistes au travail à celle des patients, des soignants et à celle de tous, ouvrant l’hôpital à l’espace public et à l’ensemble de la société civile.


Aujourd’hui, le 3 bis f est donc un lieu de mémoire autant qu’un lieu de création. Il fait également intrinsèquement partie du Centre hospitalier Montperrin : tout en étant un lieu de création et un centre d’art, il en est une unité fonctionnelle et porte dans son organisation même la marque de cette double appartenance entre soin et création artistique. 

Le 3 bis f est un espace que l’on peut qualifier d’intersticiel : il a vocation à être médian entre l’acte de créer des artistes et celui de réparer les vivants qu’opère la communauté soignante en direction des personnes dont la fragilité psychique les a amenés à être soignés, mais aussi que tout un chacun opère en direction d’autres non soignés mais néanmoins vulnérables, nous tous peut-être. Ce que l’action du 3 bis f met en œuvre et propose à tous – artistes, patients, soignants, visiteurs et promeneurs, c’est la capacité à faire expérience. Le philosophe pragmatiste américain John Dewey concevait déjà dans Art as experience en 1934 l’art et les artistes comme des travailleurs d’intérêt général dont la place dans une société doit être centrale, tant elle est porteuse d’un agir politique, d’une démocratie en actes. Nos modes de vie contemporains ont bien souvent asséché cette capacité. Faire expérience, c’est être en rapport avec le réel, c’est adopter une position d’apprenant, récupérer un agir possible, quelle que soit son statut, sa position, sa fonction. Créer, c’est apprendre de soi et des autres, d’un monde en mouvement, c’est toujours un déplacement vers l’inconnu. Il est validé par la recherche en sciences cognitives, en recherche médicale, que le fait d’apprendre est une fonction thérapeutique essentielle de maintien.


Nous vivons une période où la nécessité de développer un écosystème de soins relève de l’urgence, de créer un « climat de soin », clin d’œil au titre qui était celui de l’exposition présentée à Lille cet automne, commissariée par Cynthia Fleury et les Sismo (collectifs de designers). Prendre soin des individus, des politiques publiques, des milieux naturels, des espèces, de la société dans son ensemble. Penser un grand continuum des soins, le soin comme projet de société. La place du soin au 3 bis f est donc à la fois partagée entre artistes, une équipe mixte Culture / Santé relativement unique dans sa configuration, avec une mission particulière pour le ou les soignant.e.s intégré.e.s à l’équipe afin d’accueillir les patients au quotidien.


Que proposer face à un monde devenu totalement instable ? Comment traverser cette période en conscience de l’ampleur du virus mais en échappant au repli, à la lazarétisation de nos vies ?  Au 3 bis f, nous désirons plus que jamais retrouver ce quotidien fondé sur le partage comme force motrice du vivant, pour une approche organique et inter-reliées de l’art et du soin.






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