Le Journal
SOLIDARITÉS SANS CONTACT
#Paroles 3 bis f« Sans contact ». L’expression s’est imposée depuis le début de la pandémie. À tel point que nous nous sommes progressivement habitués à ce que ce nouveau paradigme (non)-relationnel se généralise dans toutes les organisations, dans toutes les strates de la vie sociale, dans chacun de nos gestes. Même si le terme « distanciation sociale » a laissé la place à celui, plus juste et plus adapté, de « distanciation physique » : nous sommes bel et bien entrés dans l’ère du sans contact.
Le 3 bis f, lieu d’arts contemporains, fait partie intégrante du Centre hospitalier Montperrin à Aix-en-Provence qui, comme tous les hôpitaux, subit de plein fouet l’impact de la crise sanitaire. Les institutions publiques de santé sont en première ligne, le constat est unanime depuis plus d’un an : la saturation, la pression sur les soignants — déjà fortes avant la pandémie – atteignent des proportions insoutenables.
Dans ce contexte de crise sanitaire qui touche d’une manière ou d’une autre tous les établissements de soin, le cas de l’hôpital psychiatrique est particulier. Cela fait déjà quelques temps que nous sommes arrivés à un stade de la crise où la détresse psychique a envahi l’ensemble du corps social. Avec le Covid-19, toute forme d’altérité est perçue comme potentiellement dangereuse. Le nombre de personnes qui nécessitent une prise en charge en psychiatrie est vertigineux, dans l’ombre des courbes d’incidence des cas de Covid-19. Près de cent mille morts en France, troisième acte du confinement, mesures de restrictions des libertés, précarisation d’un très grand nombre de corps de métiers, lieux artistiques et culturels rayés de la carte, absence de perspective dans un climat anxiogène persistant. Les défaillances systémiques de nos sociétés, sclérosées, sont désormais hyper-visibles. Et l’impasse des rapports de prédation, d’extraction et d’exploitation que l’espèce humaine entretient à l’ensemble des milieux de vie, imposés par les objectifs de croissance économique qui caractérisent capitalisme et économies de marché, n’a jamais été aussi tangible. Autour de nous, partout, la tension est extrême entre les mesures pour stopper la circulation du virus et la nécessité de maintenir ni plus ni moins la vie, les liens actifs et vivants entre les personnes, de garder un point de contact avec le monde qui nous entoure.
Laisser parler les corps
Dans ce contexte particulièrement complexe, nous travaillons depuis plusieurs semaines en étroite concertation avec le Centre hospitalier. Aboutissement d’échanges concertés et fructueux, le 3 bis f reprendra à partir de la mi-avril l’activité des ateliers artistiques dits « sessions » avec les patients. Ces ateliers, suspendus depuis de nombreux mois, rythment habituellement la vie quotidienne du 3 bis f. Les modalités seront, pour cette période, spécifiques et différentes du principe habituel de mélange et d’interactions entre patients, soignants et publics extérieurs à l’hôpital, de manière à être compatibles avec le respect des mesures sanitaires au sein du Centre hospitalier : quatre patients par atelier, sans croisement entre les différentes unités de soin.
Ces ateliers définissent à eux-seuls le projet du 3 bis f : partager un travail de création artistique en cours, un processus de travail artistique dans une relation d’échange et de réciprocité avec les participants. Leurs contenus sont proposés par les artistes en résidence au 3 bis f, à partir d’échanges nourris avec l’équipe mixte art / soin du 3 bis f, et plus particulièrement par le duo composé de la responsable de médiation et de l’infirmière.
La pratique artistique, l’expérience sensible, la relation à l’autre — aux autres – à un groupe éclectique et bienveillant, sont porteuses de liens sociaux, d’une estime de soi retrouvée et possiblement d’un mieuxêtre, écho éventuel à un cheminement thérapeutique. Il y est souvent question d’une relation de l’autre à soi, de soi aux autres, de soi à soi, en laissant parler les corps, dans l’espace de l’atelier, du plateau, du jardin… À travers de micro-actions, infra-minces — en empruntant le concept de Marcel Duchamp qualifiant une nuance très subtile – de petites ou de grandes transformations surgissent durant ces moments d’échanges, parfois imperceptibles, comme une émotion peut nous rappeler ce qui nous constitue au plus profond de nous, enfoui dans la mémoire du corps.
Solidarités multi-formes
Cette crise nous oblige à repenser les fonctionnements, les usages entre toutes les entités qui composent une société et y cohabitent ; elle nous invite à repenser la place de chacun dans la collectivité et à remettre les solidarités au centre. Comment proposer de nouveaux systèmes de solidarité, fondés sur l’échange ? Entre l’équipe d’un lieu artistique comme le nôtre installé dans un hôpital et ses soignants, entre artistes et patients, entre les soignants, entre les artistes, entre artistes et étudiants, entre les institutions et les artistes, entre tous les précaires, entre l’ensemble des habitants… Considérer la manière dont la crise est vécue par chacun de nous avec un point de vue empathique à l’égard de tous, comme si nous étions à la place de quelqu’un d’autre. S’inspirer des égards ajustés dont nous parle le philosophe Baptiste Morizot à propos de toutes les communautés du vivant, d’une solidarité inter-espèces à partir du concept, précieux, de « communautés d’importance ».
La création artistique partagée, telle qu’elle s’opère au 3 bis f, n’est pas thérapeutique. Elle n’a pas vocation à être ou à se substituer au soin, mais elle est d’une certaine manière solidaire du soin. Les ateliers dits « sessions » du 3 bis f reposent sur le principe simple du troc, au sein duquel la notion d’apprentissages croisés est reconnue comme une valeur d’échange, à l’instar d’un laboratoire artistique et social fondé sur la transmission mutuelle.
Inventer de nouvelles formes de solidarités est un désir partagé avec toutes et tous les artistes qui viennent travailler au 3 bis f. Tisser de nouvelles manières de se rencontrer, avec les services intra et extrahospitaliers, avec les habitants de la ville d’Aix-en-Provence et de la région, avec les centres sociaux de proximité, pour enrichir toujours davantage le lieu de vie qu’est le 3 bis f. Creuset de ces rencontres qui caractérisent ce lieu atypique : notre jardin. Traversé, habité, revégétalisé, rendu à sa biodiversité, il devient un Jardin partagé participatif méditerranéen sur le thème Faire avec, prendre soin, pour façonner un espace commun où chacun a sa place, dans toute la chaîne du vivant. Célébrer l’art et la vie, solidaires.
Jasmine Lebert
Avril 2021