
Manon Worms est metteuse en scène et autrice. Avec sa compagnie Krasna, basée à Marseille, elle écrit des spectacles à la croisée du théâtre et de la performance, qui s’articulent à des cycles d’ateliers participatifs. Les luttes politiques retravaillées par les expériences intimes et la façon dont l’écriture, la mise en jeu et en corps peuvent donner de la force à ces liens, sont ses principaux terrains de recherches. Outre ses créations (Coeurs Fugitifs, 2020, Indestructible, 2024 et différentes petites formes), elle travaille en tant que collaboratrice artistique et dramaturge avec plusieurs artistes issu•e•s du théâtre, des arts en espace public, de la performance ou de la danse. Elle anime également des ateliers, stages, formations destinés à différents publics et, titulaire d’un doctorat en Arts de la scène, elle participe à des projets de recherche-création.
Entretien
F comme?
Femme tout de suite, je viens de penser à force et fragilité, ça veut bien dire que c’est lié et c’est assez drôle que ça se rejoigne, on parle aussi de ça dans le spectacle. Fort c’est un mot que j’emploie souvent dans le travail. Je m’interroge dans le double sens, qu’est ce que ça dit d’un texte quand on dit qu’il est fort? Est ce que ça parle aussi d’une fragilité?
Quelle est la genèse du projet ?
En 2017 je suis à Montréal dans une librairie féministe, la libraire me conseille des livres de Nelly Arcan, j’achète “Folle”, je le lis là bas, ça me plonge dans un état particulier, ça parle de corps féminin, d’amour, de désespoir et de passion. Au-delà des thèmes, c’est l’écriture qui m’emporte, je m’y jette comme dans un fleuve, je deviens obsédée par ce texte. Ce n’est pas un texte simple à recevoir, qu’est ce que ce texte me procure comme sensation? Je pars de cette sensation instinctive par un travail par le corps. Au début, je travaille avec deux danseurs, je réunis ensuite des comédiennes, et par le biais d’associations j’organise des groupes de lecture et d’écriture. Avec l’association Solidarité femmes 13, je tire des fils sur les stéréotypes de la femme. On revient sur les contes de fées, Cendrillon, Peau d'âne, co-animé avec la thérapeute de l’association pendant un an, un an et demi, le spectacle se nourrit de ce travail de recueil de sensations et devient un “réceptacle” , ce sera comme des traces.
Pourquoi le 3 bis f pour ce projet ?
Le livre de Nelly Arcan qui nous a inspiré, “folle”, est écrit par un être qui renvoie sa folie au monde, au système et à son environnement social, mais ce qu’offre pour moi le 3 bis f c’est une possibilité de se croiser, se rencontrer autour d’un geste sur ces questions. Au 3bisF il y a une nécessité de partage qui est très ancrée, présente, et qui déborde au-delà des spectacles mêmes. On entre dans un lieu, on l’entretient ensemble, on partage des tentatives artistiques venues de plusieurs disciplines, on mange et on discute, de nos failles, de nos combats… C’est aussi comme ça que je vois le spectacle et ce qui répond pour moi au désespoir de Nelly Arcan : créer une petite communauté éphémère qui fait corps le temps d’une soirée, ouvrir un espace de rencontres autour de nos solitudes.
Comment travailles-tu ?
Celle-là je ne l’avais pas anticipée… C’est long. Je travaille toujours avec plusieurs casseroles sur le feu. Au début il n’y a pas de texte, je suis avec l’équipe tout le temps, je laisse la possibilité que des choses émergent. Les répétitions sont des moments où on rentre un peu en immersion, on plonge en profondeur à la recherche de matières, et ça passe par de longues improvisations, mais aussi des discussions, des idées, se raconter des anecdotes, des blagues, rêver autour d’une musique, d’une image, se laisser envahir par nos sensations. Et puis une fois chez moi je tiens un texte à jour. La question des moyens de production influence aussi le processus, les résidences sont très courtes et très espacées entre elles, ce qui les rend intense, comme une plongée ! Entre les deux, c’est un peu du snorkelling.
Comment cohabites-tu avec ta folie?
J’adore cette question. Faudrait lui poser la question, à cette coloc. Je crois qu’on s’entend bien, on a trouvé un protocole, des règles, on s'apprécie. On forme un beau couple, je fais un peu trop le ménage, elle me surprend, je me sentirais très seule sans elle.
Un livre, un film, un podcast avec lequel tu arriveras peut-être en résidence au 3 bis f ?
Un livre évidemment, tous les livres de Nelly Arcan, j’arriverai avec et je repartirai peut être sans. A chaque fois, j’en perds des bouts ou des livres, pendant les répétitions, on l’a mangé, on l’a recraché, on l’a disséqué. On arrive avec et on en laisse derrière nous.
