YURE ROMÃO
Yure Romão est un musicien, comédien et metteur en scène franco-brésilien. Il se consacre à la création musicale depuis quinze ans, en mettant l'accent ces cinq dernières années sur la création sonore et théâtrale. En 2020, il fonde la compagnie Gondwana et présente sa première création théâtrale et sonore en France en 2022, intitulée La Voix. Ce monologue, mêlant texte et création sonore, explore le rôle de la voix dans la vie d'une écrivaine. La création de Yure Romão en Guadeloupe établit des liens entre l'histoire du Brésil et celle des Caraïbes, révélant son intérêt à travailler sur et avec la voix.
1) F comme ?
Estelle : F comme femme, je pense. Tu veux développer un peu plus ? On a triché, on a demandé, on sait déjà que 3 bis f par comparaison avec 3 bis h était une
section dédiée aux femmes et en fait, on a discuté avec Sylvain, c’est comme ça qu’on l’a su. Et nous ça nous intéressait, car avec le projet résonances, on est vraiment concentré sur la question du soin dans les communautés féminines. ça avait du sens pour nous quand on a appris ça, on s’est dit ce n’était pas par hasard qu’on avait atterri là. Yure : F comme force, les femmes qu’on interview, que j’ai interviewées avec qui on travaille, elles ont une force, chacune a une force à sa façon une force différente qui leur a permis d’arriver jusqu’ici aujourd’hui, d’être vivante, d’être bien, et voilà, c’est la force entre elles, la force de solidarité entre elles, qu’elles ont construit, c’est ça aussi qui nous inspire. Ana Laura : Je suis contaminée, parce que maintenant, je sais ce que c’est le F, maintenant, on sait ce que c’est, tout de suite ça m’est venu F de Folie, mais du coup, on a été contaminé par le fait qu’on savait la réponse.
2) Quelle est la genèse du projet ?
Yure : C’était en 2022, pendant les élections françaises, le deuxième tour, entre l’extrême droite et Macron. Moi, je suis franco brésilien, je suis allé voter dans mon bureau de vote à Paris, et j’étais très indigné, j’étais très” inconformé” avec le fait que l’extrême droite soit passé au second tour. J’étais à côté de chez une amie, je suis passé chez elle, je la connais depuis dix ans, c’est la première personne que j’ai rencontrée ici à Paris quand je suis arrivé du Brésil. Je suis passé chez elle, pour boire un café pour parler de cette indignation là, j’étais un peu “inconformé”, et aussi en France, comme au Brésil. Au Brésil, aussi, on a eu l’extrême droite qui est montée, qui a gagné les élections. Et du coup, en discutant, en parlant de ça, je ne comprenais pas comment des Brésiliens qui venaient habiter en France pouvaient voter pour l’extrême droite. Ils partaient de leur pays, comment des français pouvaient voter pour l'extrême droite. Et, elle a commencé à me dire qu’elle avait une vision, un avis à propos de ça. Et, elle a commencé à me raconter des histoires de femmes de ménage amies à elle, qui sont venues du Brésil vers la France, avec des familles de diplomates brésiliens pour travailler en tant que femmes de ménage. Donc, jusqu’à 2003, les diplomates avaient le droit d’amener deux femmes de ménage du Brésil dans le pays où ils allaient travailler, en l’occurrence la France. Elle a commencé à me raconter différentes histoires, des amies qui sont venues dans ce programme institutionnel du Brésil, de la diplomatie surtout, et qui en arrivant ici, n'avaient pas les conditions auxquelles elles s’attendaient. Elles vivaient des situations d’exploitation, comme elles le disent “d’esclavage moderne”, avec ces diplomates. Et donc, j’étais très choqué, à partir de 2003, ils ont changé cette règle, ils ne pouvaient plus amener deux personnes du Brésil, ils étaient obligés de choisir ces personnes sur place, dans le pays ou ils arrivaient. A cause de ça, comme c’est le gouvernement Lula qui a changé ça, la majorité des personnes dans la diplomatie, qui travaille pour le gouvernement brésilien, ils votaient pour l’extrême droite, ils étaient contre le gouvernement Lula. C’était sa vision, de m’expliquer pourquoi il y avait cette ascension de l'extrême droite, très personnelle à elle, avec beaucoup de sens. Et comme par hasard, mais pas par hasard du tout, deux de ses amies sur qui elle racontait ces histoires sont arrivées ce jour-là chez elle. Elles ont commencé à me raconter ces histoires elles-mêmes, et elles m’ont dit qu’elles avaient l’envie depuis des années de rendre publiques ces histoires et d’écrire un livre. Je l’ai reçu comme une commande. Je me suis dit, il faut que je fasse quelque chose, je sens qu’elles ont envie de faire ça depuis longtemps et je me suis engagé avec elles, qu’on allait développer un projet, comme je suis musicien, je travaille dans le théâtre, j’ai proposé un spectacle, et aussi un livre comme elles le souhaitaient à partir de leurs histoires. et après dans la suite j’ai fait des interviews, je travaille beaucoup dans les Caraïbes, en Guadeloupe aussi, j’ai pu être en contact avec la population antillaise et connaître un peu plus, et avoir des connections, à l’époque c’était un peu instinctif les connections de ces histoires et des histoires de travailleurs, de travailleuses antillaises, et qu’après c’est à ce moment là que, Anna Laura, un mois après entre dans l’histoire, et pourra dire mieux et me présente quelque chose qui va rendre cet instinct concret.
Ana Laura : tu me passes la parole, c’est ça. On a eu cette discussion avec Yure sur les interviews, sur tout ce qui se passait dans la vie de ces femmes brésiliennes. C’était au cours d’une rencontre, l’été dernier à Avignon, on allait se voir un week-end à Avignon, l’autre week-end en Arles, car Yure jouait sur Arles. Durant la semaine, je suis allée dans une librairie à Marseille, et j’ai trouvé un livre, qui s’appelait “lettre à une noire”, j’avoue que je n’ai pas aimé le titre du livre, je ne sais pas pourquoi, les coïncidences, le hasard, je ne sais pas. J’ai lu derrière, que c’était l’histoire d’une femme qui arrivait à Marseille. Je me suis dit, vas y j’achète le livre, et quand on commence à le lire, on comprend qu’en fait il y a une correspondance, que cette femme Françoise Ega écrit des lettres, elle écrit son journal intime à Carolina Maria de Jesus, une femme noire de favelas, femme de ménage qui travaille aussi dans la récupération, dans le recyclage des poubelles. Quand on a trouvé ce livre, dedans il y a une image où elle est dans son bus, elle lit Paris Match, il y a un article sur Carolina Maria de Jesus, il y a des liens qui en fait se sont pas fait, car ces femmes dans la vie réelle se sont jamais rencontrées, une connaissait l’histoire de l’autre, il y avait un vide de correspondance avec elle, ce projet, ça peut être aussi une matérialisation de cette correspondance entre ces deux femmes. Une ne connaissait pas l’existence de l’autre, leurs vies étaient assez connectées, par le fait d’être noires, par le fait d’être de la pauvreté et aussi par la poésie, par le fait de s’en sortir de toutes ces questions par le fait d’écrire. Yure : Juste pour compléter, de vouloir devenir écrivaine, de vouloir écrire un livre, les femmes brésiliennes que j’ai rencontrées, elles voulaient écrire un livre sur leurs histoires. Françoise Ega, elle était martiniquaise et voulait devenir écrivaine, elle était femme de ménage aussi à Marseille, elle voulait devenir écrivaine, elle l’est devenu. Carolina Maria de Jesus travaillait dans les grandes poubelles publiques, elle voulait devenir écrivaine aussi, elle est devenue écrivaine. C’est à partir de ces correspondances-là que je me suis dit que ces histoires brésiliennes, elles ont aussi une connexion avec les histoires ultramarines en France. C’est des histoires du Brésil, des histoires qui ont des connections avec l’Histoire de France, ou j’ai pensé aussi à connecter ces histoires avec Estelle Coppolani, qui est là qui va pouvoir parler un peu de ce qu’elle fait, on a déjà travaillé ensemble à ma première création pour l’écriture et je savais que ça allait résonner à Estelle aussi dans ce qu’elle fait, dans ce qu’elle travaille.
Estelle : Quand le projet a commencé à naître, il y avait toute une réflexion sur ce qu’il se passait, et les liens ont été faits assez naturellement. Les années pendant lesquelles les femmes avaient existé et avaient vécu ces histoires, étaient les mêmes que celles de la migration institutionnalisée par le BUMIDOM, c'est-à dire des migrations organisées par le gouvernement français pour le déplacement de femmes et d’hommes venus des départements ultra-marins. Quand on s’est rendu compte de ça, il y a évidemment des liens qui ont été faits, parce que ces questions de migration, elles m'intéressent, parce que je travaille entre la Réunion et la France, et donc je trouvais en écoutant ces récits brésiliens, il y avait pour moi qu’il y avait un caractère systémique de ces migrations planifiées notamment par le gouvernement français. Je me rendais compte en partageant ces histoires qu’il y avait quelque chose qui n’était pas uniquement brésilien, ou qui pouvait être une sorte de manigance fait par un système diplomatique, mais qu’en fait, il y avait un caractère systématique d'organisation migratoire de la France dans cette période d’après-guerre. C’est des choses sur lesquelles je n’ai pas travaillé en profondeur, mais qui m’ont beaucoup intéressée et j’avais déjà commencé à m'intéresser à cette période du BUMIDOM, au récit, à la collecte de témoignages qui s'est agrandit de plus en plus. Et Yure récemment à travailler avec Jessica (Oublié?) de l’Université des Antilles et de la Guyane, autour de collecte de témoignages de femmes employées de maison qui pour la première fois étaient écoutées à grande échelle, plus large. Et donc ça retentissait avec Yure, de ses amies, justement faire paraître un livre et de donner plus de résonance à ces histoires qui pendant un moment étaient très difficiles à entendre et enfin commencent à avoir une histoire plus consistante dans le paysage français.
3) Pourquoi le 3 bis f pour ce projet ?
Yure : C’était une évidence, je suis venu jouer Feijoada de Calixto Neto avec Anna Laura, l’année dernière, et quand j’ai su l’histoire du 3 bis f, que c’était un hôpital psychiatrique pour des femmes à la base. Je me suis dit, qu’aujourd’hui c’est devenu un endroit de soin, qu’en fait ces histoires, elles avaient lieu d’être là, qu’on puisse les travailler là dans le soin de leurs histoires et dans la célébration de leurs histoires.
Anna Laura : On était venu ensemble jouer, on avait visité le 3 bis f, découvert les cellules. Toute la question de la créativité dans un endroit qui accueillait des femmes, c’était une évidence, je me souviens quand on est venu jouer on s’est dit il faut qu’on vienne ici.
4) Comment travaillez-vous ?
Yure : Comme nous venons de trois lieux différents, Anna Laura du conte, Estelle de la poésie, moi de la musique et du théâtre. Nous avons des façons de travailler différentes, mais par contre, on collabore beaucoup depuis longtemps ensemble. Ce projet là c’est une commande spécifique, on va construire une façon de travailler à trois, à plusieurs mains, qui sera à l’écoute de ces histoires, pour les rendre visibles, audibles, pour les transmettre sur scène, et aussi dans le format du livre. Si je peux répondre individuellement, c’est travailler de manière collaborative, en collaboration toujours, pour l’écriture, la mise en scène, pour le spectacle, pour le livre.
Anna Laura : J’aime aussi l’idée d’inventer une méthode de travail ensemble, on ne va pas utiliser une méthode existante, cette méthode elle est déjà en place, parce qu’on est déjà en train d’écouter les entretiens, on s’est retrouvé pour discuter, pour aller aux archives ensemble, on est déjà au travail de comment cette méthode va être mise en place. Et on se voit dans deux semaines.
Estelle : Je pense aussi, que les méthodes se réinventent un peu, parce que comme on travaille avec plusieurs femmes. Chaque pierre nouvelle modifie la façon dont on travaille, c’est dans la rencontre avec d’autres personnes. Il n’y a pas de méthode rigide, c’est au cas par cas.
Yure : pour compléter ce que tu dis, la rencontre, c’est la base, c’est toutes les rencontres qui vont nous donner les éléments pour construire cette méthodologie.
5) Comment cohabitez-vous avec votre folie ?
Estelle : une des réponses qu’on peut donner, une réponse de bon élève, mais mine de rien, ça a du sens avec notre projet, c’est on essaye de cohabiter avec nos folies, de la même façon que dans la genèse du projet, on parle d’existence qui parfois ont été confronté à des situations de pure injustice, et grâce au soin, grâce à la solidarité, il y a une façon de cohabiter notamment avec des situations de difficultés, voir de tentative de déshumanisation, dans le cas d’esclavage moderne. Et j’ai l’impression que cohabiter avec sa folie, si j’élargis un peu, je me demande comment cohabiter avec sa douleur ? Grâce à la possibilité de faire communauté avec d’autres personnes, d’accepter ces moments de grandes difficultés avec ce qu’elles ont de difficiles, mais aussi toujours avec cette idée qu’en fait les existences sont complexes, sont foisonnantes et elles réinventent la capacité à célébrer, à être dans des formes créatives de résistance, des formes de joie collectives. J’aurais l’impression quand on pense à nos histoires, comment on cohabite avec nos folies ? On cohabite, je crois, parce qu’on peut chanter, faire de la musique, du théâtre, parce qu’on peut raconter des histoires.
Anna Laura : Quand Estelle était en train de parler, je pensais à ça aussi, au fait que ces oppressions et ces injustices, le racisme rend fou, même aujourd’hui. Faire de l’Art est une façon d’habiter la folie et d’être ensemble, en tant qu’artiste, ou en tant que personne qui consomme de l’art, qui va voir des spectacles, qui consomme des produits culturels, je pense que c’est des façons de vivre dans cette folie-là, surtout quand c’est dans la célébration.
6) Vers où regardez vous ?
Yure : en ce moment, je crois que je regarde vers ces endroits de croisements entre ces histoires, qui ne sont pas encore visibles, qui ne sont pas encore audibles, on peut les sentir vibrer quand on écoute ces deux côtés des histoires. Du côté brésilien, du côté ultra-marin et voilà, je regarde à fond vers ça, trouver toutes ces connexions, les rendre visibles , les rendre concrètes et les habiter. Habiter c’est un droit qui nous connecte, mais qui pour toutes les fractures que l'on subit liées au racisme, liées à la colonisation, liées à notre histoire on est empêché de les voir, c’est vers cet endroit là que je regarde.
Anna Laura : Pour te rejoindre, je regarde vers les sorties de route, il y a la route, il y a les croisements de route, et les sorties de route. Moi je regarde vers les sorties de route.
Estelle : Moi je crois que je regarde à des endroits différents selon l’endroit où je suis. Si je pense à la route, selon où je suis je cherche des points de fuite. Mon regard est différent selon l’endroit dans lequel je me situe et selon l’endroit dans lequel on veut me ranger, on veut m’emprisonner.