Un centre d’art et une fabrique des arts vivants dans un espace d’hospitalités

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Le Journal

Le JOURNAL

RAPPORT MORAL 2022

#Lieu de vie & vie du lieu
Cynthia Lefebvre, avril 2023.  

Avril 2023.

Ma première visite du 3 bis f remonte à octobre 2021.
Je découvre ce jour-là un long couloir circulaire dont on ne voit pas le bout, des petites cellules hautes de plafond intimidantes malgré le ton chaud des murs de granito. Je comprends qu’ici, formes et excroissances des espaces racontent les fonctions d’un passé pas si lointain : un volume plein qui dit désormais en positif la béance de toilettes bouchées, des lignes tracées dans le carrelage des actuels ateliers pour délimiter l’espace de vie de femmes qui y finirent leurs jours. Je comprends aussi mieux les trousseaux au nombre de clés vertigineux qui préfigurent -sans que je ne le sache à l’époque- la traversée du 3 bis f que je m’apprête à entamer l’année suivante : ouvrir, fermer, ouvrir, fermer, ouvrir de nombreuses portes, au sens propre comme au sens figuré.

Quelques mois plus tard, Diane Pigeau m’invite à une résidence de production pour une exposition solo. Ce sera la première porte ouverte et le début d’une aventure de plusieurs mois dont je ne soupçonnais pas l’amplitude et la diversité des chemins qu’elle allait m’amener à prendre.

Juillet 2022. 

En préfiguration de la résidence à venir, je viens passer une première semaine au 3 bis f en plein été caniculaire. Au lendemain du 14 juillet, il n’y a plus personne ici. Les espaces sont vides (plus d’artistes, l’équipe est en vacances) mais des présences persistent malgré tout. Celles des 5 artistes venus travailler avec moi sur le projet Les os lourdes, mais aussi celles de ceux qui y ont laissé une trace dans le jardin, un coup de crayon au mur, un livre dans la cuisine, un oignon qui a eu le temps de germer. Mais il y a surtout des présences qui n’ont pas laissé de trace. Découvrir le 3 bis f vide de son bouillonnement d’activités quotidiennes fait apparaître le lieu à nu. Ça vibre de mémoire et d’histoires.


Octobre 2022.

Je reviens à Montperrin pour partager Les os lourdes avec un groupe de détenus, dans le cadre du dispositif "Rouvrir le Monde". Il s’agira cette fois-ci de sortir de l’hôpital pour rentrer dans la prison. Dans le contexte des centres de détention, la pratique performative et sculpturale que je suis venue partager avec les patients-détenus prend alors un tout autre sens par la force des mots. Parler de contenu, de contenant, du dehors, du dedans, de ballons qui fuient et de matière qui s’échappe ouvre un nouveau champ sémantique poétique et politique au projet. Du terme technique de « prise » du plâtre on glisse vers l’emprise, la méprise, la prise de combat, la prise en charge.


Extrait du journal Une pierre pour oreiller, qui revient sur l’expérience menée par Cynthia Lefebvre avec les services de Soins Psychiatriques Aux Détenus de Luynes et Salon-de-Provence.
Paru en mars 2023, le journal est exposé au 3 bis f dans le cadre de l’exposition Peine perdue, pieds retrouvés :

Jeudi 13.10.2022
Salon-de-Provence
Séance 2

9h05
Bernard démoule son petit plâtre. Celui du massage.
Il est cassé en deux morceaux. Il y avait une fragilité.
Il s’exprime sur la cassure : « Il est cassé en deux, il est fêlé. Comme moi ! »
Rires encore.
Alex de répondre : « tu sais ce qu’on dit sur la fêlure ? Ça laisse passer la lumière ».

Déplacer cette pratique en milieu carcéral, c’est opérer une mise en abîme. Il y a du dehors au dedans, du dedans au dehors.
Il faut passer des portes, des barrages.
Les contenus sont scannés. Les contenants sont vidés : poches, sacs.

Il y a quelque chose de l’entre qui se passe ici. On se situe dans l’espace qui sépare, dans le temps qui sépare, ou plutôt une intervalle de temps, une durée entre deux moments. Si “entre” indique aussi un état intermédiaire nous dit Larousse, on se retrouve plus largement dans l’ensemble de ses définitions : nous sommes pour quelques jours un petit groupe où pourront advenir des rapports de réciprocité, d’amitié ou d’hostilité, de similitude ou de différence. Un ensemble au sein duquel une possibilité de choix est offerte. Mais nous sommes aussi, dans ces moments-là précis de nos rencontres, un ensemble de personnes à l’exclusion de tout autre : Alex, Stéphanie, Thibault, Fabienne, Bernard, Jérémie, Cynthia.

Ici, les détenus sont des patients.
Le premier jour, c’est d’ailleurs le mot qu’avait employé Bernard : la patience.
« Ici, la clé c’est la patience. Sinon, tu deviens fou. »

Être un patient ou être patient.
Être fou ou être patient.
Comme un décalage sémantique.
Un échappatoire pour ne pas trop tourner en rond.

Dans un quotidien où les jours se ressemblent, Bernard nous dit que la surprise du démoulage permet de retrouver l’étonnement. On se laisse surprendre par la forme. Il y a rencontre.


Novembre 2022.

Je m’installe dans l’atelier pour entamer la production des oeuvres qui seront exposées au centre d’arts trois mois plus tard. Dans cet environnement singulier qui est celui de la psyché, je commence par prendre le parti du corps. Comme un contre-pied. Je poursuis semaine après semaine un travail de modelage d’os en céramique, pour mieux saisir ce qui constitue notre charpente. Dans ce lieu de soin psychiques, il y a un peu l’idée que cette nouvelle exposition permette au corps de se déposer, qu’on puisse le constater. Par le corps et par l’os, je questionne : qu’est-ce qui nous soutient, nous fait tenir debout, nous répare ? Il s’agit de prendre le corps pour ce qu’il est : instrument, réceptacle, filtre, véhicule, contenant, commun mais singulier. Le corps dont je souhaite parler au 3 bis f n’est pas un corps neutre mais un corps évènement(s), une somme d’évènements, pour faire du corps lui-même un « évènement ».

Jour après jours lors de mes trois mois de présence et de production intensive au 3 bis f (novembre 22 – janvier 23), je découvre que chacun ici a sa petite histoire d’os, de fracture, de deuils. Je réalise que modeler des os à l’hôpital donne un sens tout particulier à ce qui est en train de se tisser et que cela fait couler les mots. Les patient.e.s, les soignant.e.s, l’équipe du 3 bis f, les participant.e.s aux sessions me racontent et se racontent. Peut-être parce que l’os, comme ce lieu qui m’accueille, est histoire et mémoire lui aussi. Les blagues fusent : jeux de mots, jeux d’os, jeux d’eau. On cherche l’os sous la peau, les rotules dans les allées de cailloux, on rit. On se balade entre légèreté et gravité.

À l’issue d’une « session », je décide de lancer une collection participative de rotules (toute personne est invitée à récolter des cailloux en forme de rotules pour alimenter une collection anatomique minérale qui sera présentée dans l’exposition). Avant et bien après le début de l’exposition, Zoher — patient et habitué du 3 bis f – continuera à me déposer des cailloux-rotules que je découvre au pied des portes ou dans les bureaux. Je ne sais pas le sens que Zoher donne à ce geste, ni à ces cailloux, mais je comprends en tout cas vu la taille et le poids de certaines pierres que cela compte, qu’il y a du sens, du lien et que c’est ce qu’il me signifie en déposant toutes ces petites pierres comme des rendez-vous.

Février 2023.

L’exposition ouvre le 4 février avec deux performances interprétées par les chorégraphes Ola Maciejewska et Anna Massoni, et le soutien du festival Parallèle.

Le 3 bis f a aussi permis ce soutien logistique et financier là : un accompagnement réel de longue durée dans le développement d’une pratique qui se situe à la lisière entre arts visuels et arts vivants. L’accueil et l’écoute de l’ensemble de l’équipe du 3 bis f compte pour beaucoup dans ce que Bones scores, installation principale de l’exposition, est devenue au cours des mois. L’aide du 3 bis f à la recherche de financements a notamment permis la juste rémunération des chorégraphes mais aussi la réalisation d’un film qui est une nouvelle étape dans mon travail.

Le 3 bis f restera pour moi cette entité vivante d’une rare souplesse qui me rappelle celle des os que j’ai modelé ces derniers mois. Os et 3 bis f, tous deux sont polyvalents et plastiques, ils sont un processus, et surtout, un véritable appareil de relation.

Du lieu clos de l’hôpital, j’ai basculé vers un espace incroyablement poreux. Le 3 bis f aura été pour moi une boucle, un cycle et quatre saisons. Une année au rythme des ciels couleur feu qui, chaque soir, se couchent sur le chant des étourneaux.

À propos de CYNTHIA LEFEBVRE
PEINE PERDUE, PIEDS RETROUVÉS
Exposition | 4 février > 6 mai 2023 | fermeture du 20 au 26 février & du 24 au 30 avril
Arts visuels
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